Une deuxième fois

CapitalismIsCrisis

Ce que j’aime dans l’épaisseur d’une histoire c’est de pouvoir débusquer une autre histoire, derrière. Il y a toujours une histoire derrière une histoire, un récit derrière un récit, c’est comme ça dès le début, la ou les Muses ont toute l’histoire écrite dans leur cartable, elles la déroulent pour le poète, sur l’épaule de qui elles sont perchées, après avoir assisté aux batailles, aux caprices amoureux, aux grandes défaites.

Il y a toujours une deuxième fois, dans les récits.
Au livre VI de l’Enéide, Virgile montre la Sibylle dans son antre, possédée par Apollon, qui explique à Enée comment on fait pour entrer au Royaume des morts sans mourir. Il faut, dit-elle, trouver dans tout le bois (sacré) un orme et sur l’orme le petit rameau au feuillage d’or, le surgeon magique. C’est le cadeau que désire la reine des Enfers pour vous laisser aller voir comment c’est, de l’autre côté. Il faut dire que l’orme, c’est l’arbre auquel s’accrochent les rêves. Alors Enée pourra aller voir son père mort, l’amoureuse qu’il a abandonnée et qui s’est suicidée, ses copains tombés sur le champ de bataille, à Troie, ou dans les eaux de l’exil. C’est là-bas aussi qu’on lui parlera du futur, de ce qui s’ouvre pour lui, son enfant et les enfants de ses enfants.
Dans le récit d’un auteur irlandais peu connu en France, Seumas O’Kelly(1), il est question du Royaume de la mort – et dans quel récit n’en est-il pas question ? Le vieux tisserand du village vient de mourir, sa place au cimetière est réservée, c’est ce qu’il y a de plus important, dans la vie d’un homme, cette place d’après. Mais le moment venu on ne la trouve pas, la bonne place : on l’a oubliée. On interroge les plus vieux d’entre les plus vieux. C’est le tonnelier qui répond : la place du tisserand est sous l’orme, dans le cimetière. Il faut chercher dans tout le lieu (sacré) du cimetière cet orme que l’on ne connaît pas. Et le vieux tonnelier ajoute : tout ça, c’est du rêve.

Virgile en deuxième fois, et le règne de la mort, en point nodal.
Paul Ricoeur(2), quand il décortique les entrecroisements entre temps (du monde) et temps (du récit), explique que l’historien (ou narrateur), qui se situe à tel endroit du temps calendaire, ici et maintenant, qui est entouré de contemporains lui permettant de faire l’expérience du monde (“durer ensemble“), porte pourtant l’idée de la suite des générations. La mort, la suite historique des générations est ce au nom de quoi on raconte une histoire ou on raconte l’Histoire. Ici s’origine le récit.
C’est donc pour eux, ceux d’avant, sans crainte d’anachronisme, qu’on raconte. Et c’est pour eux, les futurs, les futurs morts, tout aussi symboliquement présents (et autres) que les prédécesseurs, qu’on raconte.

Mais qu’est-ce qu’on raconte ?
Eric Hobsbawn(3) fait le récit du printemps des peuples, dans l’Ere du capital. On est au début de l’année 1848. Le printemps s’est ouvert brusquement et presque aussi vite il se referme, il le fait violemment. C’est qu’on va choisir, à ce moment-là, et pour de bon, la voie de la globalisation capitaliste – fer, charbon, chemin de fer et l’or de la Californie.
J’aime comment Hobsbawn prend le siècle, le plie, le déplie, le violente, le résume : “l’histoire du monde moderne compte bon nombre de révolutions plus grandes et certainement aussi, plus réussies. Cependant aucune ne prit en un temps si rapide une ampleur si vaste : comme un feu de brousse, elle franchit les frontières des provinces, des pays et même des continents. En France la République fut proclamée le 24 février. Le 2 mars la révolution avait gagné l’Allemagne du Sud-Ouest, le 6 la Bavière, le 11 Berlin, le 13 Vienne et presque aussitôt la Hongrie, le 18 Milan puis l’Italie. (…) En l’espace de quelques semaines, tous les gouvernements européens furent renversés. 1848 fut la première révolution globale, et son influence directe se retrouve dans l’insurrection qui eut lieu en 1848 au Brésil et quelques années plus tard, en Colombie.

Sortie du capitalisme
On est au milieu de l’année 2013. Printemps arabes, mouvements indignés européens, manifestations sociales au Brésil : ce n’est pas en semaines, comme en 1848, que les mouvements se propagent, malgré les capacités nouvelles de communications, c’est en mois, c’est en années et ça rencontre des obstacles. Mais cette fois, il sera difficile de refermer, puisque, Eric Hobsbawn l’explique à Sylvain Bourmeau sur Médiapart en 2009, trois ans avant de mourir, cette crise n’est pas celle de 29, cette crise n’est pas une crise du capitalisme, cette crise est la dernière du capitalisme, qui est allé au bout de sa libido d’ogre.
La question, comme disait André Gorz(4), n’est pas de savoir si on sortira de ce capitalisme. La question est de savoir comment on en sortira : par la barbarie, ou pas. Les 46% de vote FN à Villeneuve sur Lot ne devraient pas laisser à François Hollande le luxe de parler au futur : “il faudra tirer les leçons de…“. Les leçons sont tirées, elles l’étaient déjà en avril 2012, elles l’étaient déjà en avril 2002. Décidément, le long XIXème siècle, comme l’appelait Hobsbawn, a un concurrent, non en longueur, mais en lenteur – en lenteur de compréhension. Le stupide XXIème siècle ?

 

(1)Seumas O’Kelly, La tombe du tisserand, Attila, 2009.
(2)Paul Ricoeur, Temps et récit III, Points Seuil.
(3)Eric J. Hobsbawn, L’ère du capital, Pluriel.
(4)André Gorz, Ecologica, Galilée.

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