Jean Ybarnegaray cet inconnu

YbarnégarayIl domina la vie politique d’Iparralde durant l’entre-deux-guerres. Après 1945, une difficile fin de règne le fit tomber dans les oubliettes. Aujourd’hui, un livre de l’historienne Isabelle Bilbao nous révèle un pan entier de l’histoire politique de notre pays.

Que reste-t-il de l’œuvre de Jean Ybarnegaray (1883-1956) qui régna sans partage —écrasa même — la vie politique basque de 1914 à 1940? Quasiment rien. Il en est de son héritage politique comme de son château d’Uhart-Cize, seul subsiste le petit bâtiment de la conciergerie. Sic transit gloria mundi. La génération la plus âgée des habitants d’Iparralde a de ce personnage quelques échos pour le moins tranchés, et… les lecteurs d’Enbata le connaissent. En février dernier, une interview de Jean-Claude Larronde nous a présenté la vie et l’œuvre de cet homme politique.
Aujourd’hui, l’historienne Isabelle Bilbao lui consacre un livre, il s’agit de la seule étude publiée sur Jean Ybarnegaray, si l’on omet le mémoire de sciences politiques de Bernard Menou (1972), toujours inédit et qui traitait essentiellement des joutes électorales, des idées politiques et de l’action parisienne du personnage.

Epoque tumultueuse
«Ybar», comme on le surnommait couramment, est le produit d’un milieu —l’aristocratie terrienne du Pays Basque intérieur au XIXe siècle— et d’une époque pour le moins troublée : marquée par deux conflits mondiaux, la «décadence» d’une France qui perd son statut de grande puissance et devient laïque, industrielle, urbaine, éclatée sur la plan social et politique, secouée par les “affaires” et la crise anti-parlementaire de février 1934. Violemment touchée par la première grande crise économique mondiale, la montée du communisme et du fascisme, enfin le début de la disparition de l’Empire colonial français, on le voit, la période est pour le moins agitée.
Face aux crises et aux forces du «mouvement», la réponse de Jean Ybarnegaray sera celle du conservatisme absolu, de l’ordre, de la famille, du redressement national, des hiérarchies traditionnelles et de la propriété. Après une difficile élection à la députation en 1914, Ybarnegaray deviendra un notable inamovible, constamment réélu jusqu’à la deuxième guerre mondiale, avec des scores frisant le plébiscite : sur le tard, il ne prend même plus la peine d’imprimer affiches et professions de foi pour ses campagnes électorales ! Les soupçons de fraude assortie de procès ne l’atteindront guère.

Ybarnégaray2Rapports de vassalité
Le personnage est un «seigneur» admiré comme tel : grand amateur de chasse, homme à femmes, menant grand train en son château. Le lien qui unit Jean Ybarnegaray à son électorat n’est pas un lien idéologique, il s’agit d’abord d’un lien personnel, d’une identification qui fonde son statut. C’est un notable à l’ancienne, comme a pu l’être un de ses successeurs, Michel Inchauspe. Sa position “fait de lui un dispensateur de bienfaits, et il est de l’intérêt de tous de se concilier ses bonnes grâces. Ainsi, se constitue-t-il une clientèle de gens dévoués prêts à le soutenir, à condition que celui-ci assure leur protection. Le notable endosse le rôle de médiateur-protecteur“. La file d’attente de ses administrés devant le château du député-maire est souvent très longue. Féodalité et rapports de vassalité ne sont pas loin.
Tribun exceptionnel plus que leader d’envergure nationale, il participe très activement et dans les rangs de la droite dure plutôt que de l’extrême droite, à la vie politique française et à tous ses débats : question religieuse, alliances internationales, antiparlementarisme. Sa brève participation au gouvernement du maréchal Pétain, puis son action au service de la Résistance et son arrestation par la Gestapo puis son internement en Allemagne, lui vaudront d’être faiblement condamné à la Libération, mais frappé d’inéligibilité. Malgré ses efforts, il ne parviendra pas à jouer de rôle important après la guerre de 39-45 et décédera en 1956.
Le livre d’Isabelle Bilbao nous fait découvrir la vie et l’action de ce Basque haut en couleur. Et surtout elle saisit le contexte politique, social, économique et culturel, religieux, idéologique, dans lequel il s’inscrit, un Pays Basque si différent de celui d’aujourd’hui. Les extraits des œuvres oubliées de Gaêtan Bernoville ou de Pierre Lhande sont éclairants à cet égard. Elle nous révèle aussi un homme que l’on croyait d’un bloc, tant son éloquence était péremptoire et à l’emporte-pièce. En réalité, le parcours d’”Ybar” fut semé de contradictions et de revirements nombreux.

La poids du clergé
Dans les trois provinces de cette première moitié du XXe siècle, le Basque est un croyant, eskualdun fededun. «La paroisse est la vraie cellule du Pays Basque ; le centre de la vie, c’est l’Eglise, le chef supérieur est le curé» (Gaëtan Bernoville). Le respect des hiérarchies sociales, l’acceptation des règles de comportement et l’interprétation morale et religieuse des actes, conditionnent la vie au quotidien. “En chaire et au confessionnal [les membres du clergé] ont terrorisé par la crainte de l’enfer, nos populations encore très arriérées. Partout, ils ont dit qu’il valait mieux tuer son père ou sa mère que voter pour le candidat républicain, partout ils ont refusé l’absolution que la presque totalité de nos concitoyens habitués à faire la communion pascale, sont allés leur demander, s’ils ne promettaient pas de voter avec un bulletin marqué par eux pour Ybarnegaray” (lettre au préfet du maire de Baigorri, Etcheverry-Ainchart, qui démissionne pour dénoncer les pressions qui faussent le résultat de l’élection “d’Ybar” en 1914). Plusieurs autres personnalités supplient la Chambre des députés d’invalider cette élection “pour l’avenir de notre race, pour son émancipation, pour l’arracher à l’état de torpeur et de crédulité dans lequel l’ont plongé un clergé fanatique et séparatiste à l’exemple des carlistes de la Navarre espagnole”. Toute une époque!

“Député-pilotari”
Sur le plan économique, notre pays est assez pauvre, marqué par la petite propriété agricole (moins de 20 ha), le phénomène de l’émigration bat son plein, ce qui est le propre des peuples affaiblis. Les crises se succèdent, le prix du lait de brebis vendu à Roquefort s’effondre entre 1926 et 1927, celui du blé baisse de 50% de 1931 à 1935. Les industries traditionnelles (espadrille, chaussure) tournent, mais jouent souvent un rôle de revenu complémentaire.
Au service du conservatisme, émerge un renouveau culturel basque dont Jean Ybarnegaray est partie prenante. Il fonde la Fédération française de pelote basque (FFPB), puis la Fédération internationale et met en oeuvre des démarches novatrices avec un effort de rationalisation des règles et la valorisation de jeux oubliés. «Ybar» sera le «député pilotari». La FFPB est un outil qui permettra de distinguer la pelote de l’activité lucrative professionnelle “corrompue par le tourisme“, elle doit se rapprocher en cela de l’amateurisme olympique.
Jean Ybarnegaray soutient la création d’Euskaltzaindia. Mais son attachement à l’euskara et aux traditions basques n’a d’autre objet que de protéger le pays contre les mœurs «décadentes» de l’époque, les idées neuves telles que le communisme ou la “contamination franc-maçonne“. Le français est au contraire la langue de l’administration et de la modernité. Ybarnegaray s’affronte souvent avec le préfet et les fonctionnaires de l’Etat. Dans ce contexte, Isabelle Bilbao évoque finement la “notion d’indigénat” confortée par les fonctions de maire et de président du syndicat de Cize qu’occupent “Ybar”, ainsi que la légendaire “fierté des Basques” de ce temps, “caractéristique des sociétés qui ont une culture dominée, mais restent séduites par la culture dominante“.

Ybarnégaray1Contradictions et revirements
Tout au long de sa vie, le parcours de Jean Ybarnegaray est traversé de contradictions, de bifurcations radicales, on peine parfois à définir une cohérence dans son action. Nationaliste français intransigeant qui puise ses racines dans la défaite des soldats de 1870-71 et l’héroïsme de ceux de 1914-18, il demeure extraordinairement attaché au Pays Basque, selon la formule de la «Petite patrie dans la grande». Ses déclarations exaltent le peuple basque, sa ruralité, son identité et sa culture, sa langue et ses symboles. «Il faut que notre drapeau, celui de nos sept provinces, celui qui tient enfermé dans ses plis tant d’orgueil, tant de fierté, tant de vaillance et d’amour passionné, il faut que ce drapeau flotte sur tous les frontons du monde», déclare-t-il à l’occasion des Jeux Olympiques de Los Angeles en 1932 où la pelote basque sera pour la première fois représentée. Nationaliste français exacerbé, “Ybar” prône pourtant le développement des relations économiques avec Hegoalde et l’Espagne, il travaille à la suppression des visas sur les passeports.
Projection ou illusion d’optique peut-être, le lecteur d’aujourd’hui a l’impression que l’abertzalisme n’est pas loin, il suffirait de peu de chose pour… Mais le poids de l’histoire, le fameux sang versé dans les tranchées par tous les héros de Verdun, la formation, l’idéologie conservatrice, le milieu dont «Ybar» émane et qu’il exprime, tout cela fait qu’il refuse de s’inscrire dans une logique autre.

Nurse anglaise et lycée parisien
Tel Janus et ses deux faces, “Ybar” si attaché aux traditions, à la langue basques, se marie sur le tard à Paris avec une Dor de Latours, issue de la noblesse française, en présence du cardinal Verder. Il fait élever ses enfants à Uhart-Cize par une nurse anglaise, puis dans des établissements scolaires parisiens.
Un de ses chevaux de bataille au parlement est la dénonciation des liens entre milieu politique et monde de la finance. Le hic est qu’il est lui-même impliqué dans le scandale de l’Oriental Navigation Company, où il siège en tant qu’administrateur.
Lorsqu’éclate la guerre civile en Espagne, Ybarnegaray intervient auprès des autorités navarraises pour que les nationalistes basques ne soient pas persécutés. Il réunit de nombreuses personnalités, députés, élus, anciens combattants, dans son château d’Uhart-Cize pour aider les réfugiés basques venus chercher asile et «obtenir des pouvoirs publics, au bénéfice des frères basques, l’autorisation de séjourner dans le département des Basses-Pyrénées» (1). Quelque temps plus tard, sur intervention du général Mola, il tourne casaque et demande que la frontière soit fermée aux milliers de «pillards, incendiaires, dynamiteurs, assassins et tortionnaires» qui déferlent sur la France. «Nous sommes en Pays Basque français unanimes aux côtés des Basques du général Franco», affirme-t-il. Il poursuivra de sa haine le gouvernement basque et son président J. A. Agirre. Du 18 au 25 mai 1940, près de 600 réfugiés basques seront arrêtés et internés au camp de Gurs.

Vichysso-résistant
Sur le pan international, Jean Ybarnegaray manifeste une opposition absolue à l’égard de l’Allemagne, son réarmement et son expansionnisme. Mais lorsque la Tchécoslovaquie est abandonnée à Hitler en 1938, il approuve les accords de Munich. Comme il admire le régime fasciste italien et soutient Franco qui doit son pouvoir au soutien militaire allemand.
Il fait preuve d’un loyalisme républicain sans faille, dès 1914. Mais il ne cache pas être l’ami de Léon Daudet, un des leaders monarchistes le l’Action française. Le journal du même nom soutient la candidature d’ «Ybar». Le 16 juin 1940, il entre au gouvernement de Pétain «à titre personnel» et non comme représentant de sa formation, le Parti social français (PSF), alors qu’il a dit à de Gaulle partant s’exiler à Londres: “Des deux côtés, nous livrerons le même combat”.
Sur la période 1939-1945, l’historienne Isabelle Bilbao est la première à rendre compte des archives du procès de Jean Ybarnegaray devant la Haute-Cour de justice en mars 1946. Elle révèle une des épisodes les plus controversé et douloureux de l’histoire de Jean Ybarnegaray, sur la base de documents irréfutables et peu connus. Y apparaît la démarche d’un «Vichysso-résistant»… Les témoignages des instituteurs franc-maçons dont «Ybar» réclama à Vichy la révocation, pèseront lourd, contre-balancés par les déclarations des résistants dont il favorisa la fuite en Espagne ou par son incarcération par la Gestapo.
L’ensemble de cet ouvrage permet aujourd’hui de prendre la mesure d’un homme et de son époque, avec le sens de la nuance et la distance nécessaire qui sied à la démarche historique. Il permet de saisir le substrat de la vie politique de notre pays, de mieux comprendre d’où nous venons. Il s’agit là d’une de ses qualités majeures (3). On attend donc avec impatience la suite. Le prochain livre d’Isabelle Bilbao sera consacré aux Etcheverry-Ainchart, ennemis jurés de Jean Ybarnegaray, grande famille de notables de Baigorri, dont l’histoire, le mode de vie et les idées se situent à l’opposé.

(1) Discours de Jean Ybarnegaray en 1924.
(2) Selon le rapport de l’inspecteur de police spéciale détaché à Baigorri le 3 octobre 1936.
(3) Qu’il nous soit permis d’exprimer un seul regret: la faible qualité des reproductions photographiques et l’absence de documents qui figurent dans le mémoire universitaire de Bernard Menou, une profession de foi en eskuara et un long tract communiste, également en langue basque. Ce type de texte si rarement visible aurait mérité de figurer en annexe.

Jean Ybarnegaray, entre «petite patrie et grande patrie», Isabelle Bilbao, Ed. Elkar, 2013, 204 p.

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2 thoughts on “Jean Ybarnegaray cet inconnu

  1. Monsieur Jakes Abeberry,
    Ybarnegaray revient à la surface via le livre de Mme Bilbao et les commentaires qui lui sont associés, ceux de notre ami J.C.Larronde et, dans Enbata, celui de Allende Denuy-Pétré.
    Je suis donc en droit de penser que l’appréciation générale qui ressort de ces divers écrits représente globalement celle des amis les plus proches d’Enbata. Ybarnégaray est présenté comme un homme “inconnu”,(et même plus récemment comme “méconnu”),”contrasté”, “partagé entre sa “Grande etsa Petite Patrie”. C’est la raison pour laquelle je m’adresse à vous plutôt qu’ à Mme Bilbao dont le livre est un acte individuel.
    Il est d’ailleurs difficile de contester le travail d’une historienne, sauf à vérifier chacun des faits énoncés, ce qui revient à faire un travail équivalent exigeant certainement beaucoup de temps…et de compétence Je n’évoquerai donc que ce qui me pose question après une lecture que je reconnais trop rapide.
    Pour appuyer sa thèse sur le sentiment anti-allemand d’Ybarnegaray, Mme Bilbao indique que celui-ci a protesté contre l’Anschlüss en 1931. Si elle désigne par ce terme, comme on le fait généralement, l’annexion de l’Autriche par Hitler, ce serait une erreur puisque cet événement n’a eu lieu qui’en 1938.Même les événements concernant la Sarre et la Rhur me semblent postérieurs à 1931. Si Hitler a fait une menace concernant l’annexion de l’Autriche en 1931 , il n’a pu la faire que dans le cadre de la République de Weimar. Comme je ne retrouve dans le livre de Mme Bilbao aucune déclaration d’Ybarnégaray protestant contre la politique allemande pendant le IIIème Reich mais au contraire son approbation des accords de Munich entérinant la politique expansionniste d’Hitler, je vous propose une autre version : le sentiment “anti-allemand” d’Ybarnégaray se réduisait à sa haine contre toutes les Républiques, où qu’elles fussent, République de Weimar comprise..
    Je crois aussi qu’il est inexact de dire à propos de la guerre civile d’Espagne que l’Angleterre se serait ralliée à la politique de “non-intervention” de Blum (ai-je mal lu?). C’est au contraire l’attitude du gouvernement conservateur anglais qui a contraint Blum à suivre cette politique. De même pourrait-on discuter de l’importance relative du soutien (?) de l’URSS à la République espagnole et de ceux des Allemands et des Italiens aux amis d’Ybarnégaray.
    L’industrie de la sandale à Mauléon aurait été florissante jusqu’en 1928. On se demande alors pouquoi certains des industriels amis d’Ybarnégaray ont mis tant d’ouvrières et d’ouvriers au chômage pendant cette période et pourquoi il a été fait appel à la troupe pour réprimer les grèves. Enfin je suis étonné de ne retrouver dans le livre de Mme Bilbao aucun témoignage des descendants des instituteurs révoqués par Ybarnégaray. Pourtant ces descendants existent et auraient pu par leur vécu éclairer d’autres aspects de “l’homme méconnu” que ceux dévoilés par son aimable et gentille fille.Ces instituteurs sont nommément cités (du moins ceux qui ont été officiellement révoqués, pas ceux qui ont été déplacés ou ont vécu sous la menace d’une sanction, mais je reconnais que cela aurait été difficile). En revanche ils n’apparaissent pas dans la présentation du livre (couverture arrière), sont par ailleurs (pas dans le livre à ma connaissance) qualifiés de franc-maçons (pourquoi ce qualificatif?) , mais surtout sont absents du procès tel que le livre le relate. A propos du procès d’ailleurs je constate que la Haute Cour de Justice qui a eu à traiter du_ cas Ybarnégaray était présidée par Kriegel-Valrimont dont les liens avec le Parti Communiste étaient avérés. Ceci semble nuancer pour le moins l’affirmation de certains amis d’Ybarnégaray selon laquelle à la Libération, “les communistes auraient tué tout le monde”.
    Cependant, ce qui m’inquiète, ce ne sont pas tant les questions que je me suis posées en lisant le livre de Mme.Bilbao que les commentaires qui en sont faits dans “la mouvance Enbata”. Mme Bilbao est historienne. Même s’il est vrai que les historiens peuvent diverger, je ne le suis pas et peux être suspecté à juste titre de partialité.
    En revanche il me semble nécessaire de réagir à certains commentaires dans la mesure où je me sens concerné comme abonné d’Enbata appréciant certaines au moins de ses positions sans pour autant adhérer à l’ensemble. Selon ce que je lis ici ou là et en particulier chezM.A.Denuy-Pétré, Ybarnégaray:
    -serait un précurseur de l’abertzalisme,
    -serait certes un admirateur de Mussolini et un ami de Franco , réclamerait un dictateur mais ne ferait pas partie de “l’extrême-droite”,
    -les instituteurs qu’il aurait fait révoquer étaient franc-maçons (donc ?…Quant à moi une phrase qui dit ou à peu près :”Allons Monsieur le Préfet, vous ne me citez que deux noms pour toutes les Basses Pyrénées ! Vous voulez rire !”me fait frémir).
    -serait un des tout premiers résistants puisqu’il aurait déclaré à de Gaulle avant le départ de celui-ci pour Londres :”Nous mènerons le même combat, vous d’Angleterre et nous ici”. Curieux, de la part d’un homme qui fera bientôt partie du gouvernement qui condamnera à mort de Gaulle et fera bien plus tard partie de ceux qui tenteront d’évincer ce même de Gaulle au profit de Giraud.
    Mr. Abeberry, vous le savez, je ne suis pas abertzale mais suis fermement partisan d’une collectivité spécifique au Pays Basque, ainsi bien entendu que du développement, de l’apprentissage et de l’usage de l’Euskarra. Je reste aussi très fermement attaché à la laïcité, à l’école publique dont l’enseignement ne m’empêche pas de pratiquer encore ma foi chrétienne et aux valeurs républicaines. Je pense que ces convictions sont compatibles malgré ce qu’on me dit par ailleurs.
    Mais si je suis le seul parmi vos lecteurs à considérer que cet “homme méconnu” , “contrasté”, a eu en réalité la volonté inébranlable, continue, de détruire tout ce qui pouvait s’apparenter à une démocratie, quoi qu’il en coûte , alors bien évidemment je ne pourrai pas faire partie de vos lecteurs.
    J’attends donc avec beaucoup d’espoir d’autres réactions que la mienne.
    Veuillez accepter mes sincères salutations avec mon meilleur souvenir,
    Battitte Lalère
    Copies à Mme.Bilbao et à JC.Larronde

    1. Monsieur,
      Merci pour vos remarques et vos précisions, mais de grâce, ne déformez pas le contenu de mon article sur le livre d’Isabelle Bilbao, Ybarnegaray, Entre ‘petite patrie et grande patrie’, paru dans le numéro 2281 d’Enbata.
      Que vous me fassiez dire qu’Ybarnegaray est un précurseur de l’abertzalisme, alors qu’il a violemment combattu les aberzale de l’époque, fait que je m’interroge: avez-vous vraiment lu le livre d’Isabelle Bilbao et mon article? Un aspect m’a vivement intéressé dans son livre et qui n’est cependant pas son sujet principal. Elle évoque combien le sentiment d’appartenance était fort à cette époque en Pays Basque, un sentiment qui n’est pas vécu en contradiction avec le sentiment national français. Exaltation de la culture et de la langue basques, des symboles nationaux d’Euskadi, y compris dans la dimension du Zazpiak bat et en même temps exacerbation du nationalisme français. Ce qui semble une contradiction, un paradoxe, est tout à fait passionnant. Et mériterait une étude approfondie, tant cette situation se situe au coeur du fait colonial, tel que l’a brillamment décrit Albert Memmi pour des sociétés bien différentes des nôtres. Et je crois que pour essayer de comprendre quelque chose dans les comportements humains ou les sociétés, il ne faut pas se contenter d’une vision à sens unique ou monolithique, mais bien plutôt en saisir les nuances, les paradoxes et les contradictions. On ne peut que constater ses contradictions chez un homme tel qu’Ybarnegaray, d’où mon qualificatif de «contrasté» qui ne l’exonère de rien. Quant à la méconnaissance actuelle de son histoire, seule une génération qui avance en âge se souvient de lui. Interrogez votre entourage là-dessus, vous serez surpris.
      Je vous accorde que cela est un peu aventureux et inutile, mais je ne résiste pas à me poser une question qui frise la politique-fiction. Je crois que beaucoup d’abertzale se la poseront en lisant le livre d’isabelle Bilbao. Avant la deuxième guerre mondiale, pourquoi le déclic de l’abertzalisme politique ne se produit-il pas en Iparralde ? Pourquoi un homme politique tel que Pierre Broussain ne se jette-t-il pas à l’eau ? Alors que, selon la thèse que Piarres Charritton lui a consacré, son information, ses relations, sa sensibilité, ses convictions pouvaient permettre ce pas en avant. Pourquoi seule une poignée de militants “eskualerristes” parvient difficilement à lancer un mouvement régionaliste, sans oser dire clairement ce qu’ils pensent, comme le fera Enbata 25 ans plus tard ? Sans doute faut-il chercher la réponse du côté de la construction nationale française elle-même: centralisation précoce, exaltation du nationalisme français par le biais de l’école publique et obligatoire chargée «d’éradiquer les patois» et de convaincre les petits Basques qu’ils avaient une grande mission: celle de se battre contre le “Boche”, le “Fritz”, l’ennemi héréditaire, pour enfin libérer l’Alsace et la Lorraine que leur instituteur leur montrait, teintes en noir, sur la carte accrochée au mur de la classe. Entre le décervelage et quelques mythes de Jeanne d’Arc à Vercingétorix en passant par le Roi Soleil et Napoléon, la honte et la haine de soi, le sang versé en commun à Verdun et développement de l’esprit anciens combattants dont ils firent des héros nationaux prêts à remettre ça en 1939, voilà ce qui fit de nous de bons Français et fiers de l’être. En filigrane, le livre d’Isabelle Bilbao évoque quelques aspects de ce drame.
      Dans mon compte rendu de ce livre, j’ai délibérément fait deux choix: celui de la subjectivité, dans la mesure où j’écris dans un journal d’opinion et non pas dans une docte revue de science politique et celui de privilégier certains aspects de ce travail. Par exemple, je n’ai pas voulu reprendre ou ne fais que brièvement allusion à des éléments importants de la vie de Jean Ybarnegaray, mais que Jean-Claude Larronde a fort bien présentés, il y a un an dans ce journal et lors d’une conférence prononcée à Donibane Garazi, puis publiée par le Bulletin des amis de la Vieille Navarre (n° 22, année 2013). D’où mon insistance sur des points particuliers de ce livre et le contexte socio-politique qu’il révèle. Ce qui je l’espère, donnera aux lecteurs l’envie de le lire.
      Vous me reprochez de classer Jean Ybarnegaray dans la droite dure plutôt que dans l’extrême droite. Mais je persiste sur ce point parce qu’effectivement, Ybarnegaray se démarque nettement d’une partie de l’extrême droite de l’époque. Il ne remet pas en cause le caractère républicain du régime, il revendique l’héritage de la Révolution française, il n’est pas anti-sémite, il prône le désarmement de Ligues. La nuance qu’Isabelle Bilbao introduit en parlant de droite dure plutôt que d’extrême droite me paraît justifiée, dans la mesure où elle tient compte de ce qu’était l’extrême droite dans le France des années 30. Bernard Menou dans son mémoire de l’Institut d’études politiques de l’université de Bordeaux (1972) fait la même analyse (pages 126 et suivantes). Serge Berstein, historien spécialiste de la IIIe république et auteur de nombreux ouvrages sur les années 30, confirme que le colonel de la Rocque, dirigeant des Croix de feu dont Ybarnégaray fut le ténor, demandait “un pouvoir fort et c’est donc être un nouveau Bonaparte, voire un fasciste. Les mêmes accusations seront portées plus tard contre le général de Gaulle. La Rocque était en quelque sorte un pré-gaulliste” (extrait d’une interview récente de cet historien à propos des évènements du 6 février 1934).
      Quant à l’usage “inapproprié” du mot exil pour qualifier le départ de de Gaulle à Londres, j’avoue ne pas bien comprendre ce que vous entendez par là. D’autant qu’après le bombardement de Mers el-Kébir, il envisagea de s’exiler au Canada.
      Pendant toute sa carrière politique, Jean Ybarnegaray a poursuivi de sa haine les francs-maçons, les communistes, les gens de gauche, et le moment venu, les abertzale. Dois-je comprendre qu’il ne faut pas citer le mot franc-maçon dans la série des personnes victimes des dénonciations du député basque à l’époque de Vichy?
      Vous mettez en doute l’épisode que je rapporte sur l’entretien entre Jean Ybarnegaray et Charles de Gaulle prêt à partir à Londres en 1940, avec la phrase suivante prononcée par Ybar: “Des deux côtés, nous livrons le même combat”. Je vous accorde qu’Isabelle Bilbao ne parle pas de cet échange dans son livre. Je le tiens du travail universitaire de Bernard Menou (p. 74) qui cite l’ouvrage de Raymond Aron, Histoire de Vichy-1940-1944, avec Georgette Elgey, éd. Fayard, coll. Les grandes études contemporaines, Paris, 1954, 766 p. On y lit que les propos d’Ybarnegaray à de Gaulle vont même plus loin: “Hélas, moi je reste, mais soyez sûr que des deux côtés nous livrons le même combat. Puisque vous me dites que vous ferez des appels à la radio, je serai exact à ces appels et exacts à vos ordres”. “Si bien, ironise Raymond Aron, qu’en prononçant son premier discours de Londres, de Gaulle peut avoir la vision d’un ministre de Pétain l’écoutant au garde à vous”. Si j’ai rapporté cet épisode dans mon article, c’est bien parce qu’il illustrait une nouvelle fois les paradoxes, les contradictions du député basque.
      Ma scolarité s’est déroulé à l’école publique et ma mère sort de l’Ecole normale… aussi je vous rejoins pleinement dans l’attachement à la laïcité. L’apprentissage et l’usage de la langue basque, comme la foi chrétienne, font aussi partie des convictions qui nous rassemblent.
      Cordialement à vous,
      Ellande Duny-Pétré

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