Cela nous fait une belle jambe

A droite le Ministre de l'Intérieur, Fernando Grande-Marlaska  et à gauche, le magistrat Manuel Marchena.
A droite le Ministre de l’Intérieur, Fernando Grande-Marlaska et à gauche, le magistrat Manuel Marchena.

La Cour européenne des droits de l’homme considère qu’Arnaldo Otegi condamné à six ans de prison et interdit de fonctions électives jusqu’en 2021, n’a pas bénéficié d’une justice impartiale de la part des tribunaux espagnols. La décision arrive bien tard et n’aura aucun effet concret. Suite à l’affaire catalane et ses errements, une grave crise s’embrase et ronge le pouvoir judiciaire de la péninsule, dans un contexte d’ingouvernabilité du pays.

Dans le dossier portant sur la tentative de reconstitution du parti politique Herri Batasuna interdit, Angela Murillo, présidente de l’Audiencia nacional et membre du PP, avait fait condamner en 2011 à dix ans de prison, le leader indépendantiste Arnaldo Otegi, ainsi que quatre militants abertzale, le dirigeant du syndicat LAB Rafa Diez, Sonia Jacinto, Miren Zabaleta et Arkaitz Rodriguez. Une peine assortie pour Arnaldo Otegi de l’interdiction d’être candidat et d’exercer toute charge élective jusqu’en 2021. La peine fut réduite à six ans d’incarcération par la Cour suprême. Accusé d’apologie du terrorisme dans une affaire précédente, le même Arnaldo Otegi avait obtenu en mars 2010 que la juge Angela Murillo soit écartée de ce dossier du fait d’une remarque de sa part indiquant sa totale partialité et ses a priori quant à la culpabilité de l’accusé. Cette affaire précédente avait finalement abouti à un non-lieu. C’est sur ce précédent que la Cour européenne des droits de l’Homme a considéré le 6 novembre qu’Arnaldo Otegi et ses quatre compagnons n’avaient pas bénéficié d’une justice équitable, que les tribunaux espagnols avaient donc violé l’article 6-1 de la convention européenne des droits de l’homme sur le droit à un jugement équitable. La Cour de Strasbourg n’a pas condamné les militants basques à recevoir la moindre compensation ou mesure de réparation pour les années passées injustement en prison. Les prévenus ont seulement la possibilité de lancer une nouvelle procédure auprès de la Cour suprême espagnole pour décider si elle annule ou maintient la condamnation initiale qui limite gravement l’activité politique d’Arnaldo Otegi et a fait incarcérer les cinq Basques durant six ans. Ils ont été libérés entre 2016 et 2017. Aujourd’hui que la Cour européenne des droits de l’homme a rendu son verdict, cela leur fait une belle jambe.

Vitesse de la lumière ou char à boeufs

Certes, cette Cour de Strasbourg fit sauter en octobre 2013 la fameuse “doctrine Parot” qui permettait à l’Espagne de proroger indéfiniment la durée d’incarcération des membres d’ETA les plus récalcitrants. Depuis 2004, elle a condamné six fois l’Espagne pour ne pas avoir enquêté sérieusement sur la torture dont étaient victimes des militants basques. En 2012, Martxelo Otamendi, directeur du quotidien d’Egunkaria, obtint la condamnation de l’Espagne pour les supplices subis(1). La procédure qui suivit l’interdiction du journal aboutit à un non-lieu qui déclarait que les accusations étaient dénuées de tout fondement. Le hic est qu’elle intervint onze ans et huit mois après les faits. On comprend mieux ici le mode de fonctionnement du système politico-judiciaire espagnol. Il lui arrive de tenir compte des décisions de la Cour européenne sur certains dossiers, il fait la sourde oreille ou récidive sur d’autres et surtout agit avec une exceptionnelle lenteur, une lenteur visiblement voulue et organisée. Lorsque les militants basques victimes de tortures voient l’Espagne condamnée, lorsque Arnaldo Otegi ou Martxelo Otamendi obtiennent gain de cause, le mal est fait depuis longtemps. Irrémédiablement. L’action politique du premier a été stérilisée pendant des années. Quant à Egunkaria, rien ne l’a fait ressusciter, si ce n’est l’action des euskaltzale qui ont dû recréer ex-nihilo un nouveau quotidien. A l’inverse, on se souvient de la vélocité de la justice espagnole chargée de statuer sur les décisions prises par les dirigeants catalans. Cette institution sait donc fonctionner à la vitesse d’internet. Ses décisions tombent et sont exécutées sur le champ, dans l’heure qui suit, pour suspendre les votes législatifs et incarcérer les dirigeants politiques. De la vitesse de la lumière à celle du char à boeufs, Madrid sait parfaitement jouer sur les deux tableaux, en fonction de ses intérêts. La constance répressive de la justice espagnole au service de son action politique en Pays Basque, est remarquable. En 1855, le barde carliste d’Urretxu, José Maria Iparragirre, entonnait pour la première fois le célèbre “Zibilak esan naute…” (Nere amak baleki), encore aujourd’hui sur toutes les lèvres. Il pourfendait l’arbitraire des juges et leur police. Plus d’un siècle et demi plus tard, ses vers n’ont pas pris une ride.

Bataille pour contrôler le pouvoir judiciaire

Quant à la séparation des pouvoirs, en principe un des fondamentaux des démocraties occidentales, elle ne sert que pour faire la leçon aux sociétés obscurantistes de l’Est ou du Sud, qui n’ont pas été touchées par la grâce de la pensée de Montesquieu. En attendant, la bagarre fait rage entre le PP et le PSOE, précisément pour le contrôle du pouvoir judiciaire, c’est-à-dire l’instance qui joue ce rôle en Espagne, le Conseil général du pouvoir judiciaire. Le 12 novembre, le PP et le PSOE se mettent d’accord et se partagent la gâteau. La majorité du conseil sera socialiste, mais il sera présidé par un juge PP, Manuel Marchena qui présidait auparavant la cour suprême. Celui-ci fut un des grands acteurs de l’offensive judiciaire contre le mouvement indépendantiste catalan qui voit dans cette nomination une “récompense pour services rendus” pour la mise en oeuvre d’une répression implacable. Coup de théâtre le 20 novembre, Manuel Marchena renonce au poste de président du Conseil général du pouvoir judiciaire. Le malaise qui ronge cette institution dans le pays monte d’un cran. Le hiatus entre les principes officiels affichés et les décisions concrètes est tel que le débat s’envenime, comme s’il gangrénait la justice de l’intérieur, une fois l’union  sacrée et l’euphorie nationaliste retombés.

En France, même chanson. La Cour européenne des droits de l’homme a plusieurs fois condamné la France en 2010 parce que dans son système juridique, les pouvoirs des magistrats du parquet qui sont soumis au pouvoir exécutif, n’ont aucune indépendance. Ils ne peuvent donc être qualifiés d’autorité judiciaire et ne devraient pas pouvoir prendre de décision privative de liberté. La France ne respecte pas cette décision de la Cour de Strasbourg. Pire, dans son projet de réforme en cours d’examen débattu ces jours-ci au Sénat et au Parlement, le gouvernement veut renforcer le pouvoir des parquets. Pire encore, l’Elysée s’implique directement dans le choix des postes de procureurs de la République ou des procureurs généraux les plus importants :  trois candidats “ont été écartés, car ils n’ont pas plu…”. Eh oui, dans cette république, il faut plaire au monarque. Plusieurs prédécesseurs d’Emmanuel Macron se montraient davantage distants à l’égard de la justice.

Alors que la plupart des dirigeants indépendantistes catalans sont en prison ou en exil, l’ancien président de la Generalitat, Artur Mas, ne peut exercer le moindre mandat électif, suite à la décision des juges de son pays. Avec neuf membres de son gouvernement, il se voit réclamer 4,9 millions d’euros le 12 novembre par la Cour des comptes espagnole, pour avoir organisé un référendum d’autodétermination quatre ans plus tôt. Dans dix ans, peut-être que la Cour européenne des droits de l’homme condamnera l’Espagne pour les erreurs judiciaires dont fut victime le leader catalan. Cela lui fera une belle jambe.

Le but du harcèlement

Des voix s’élèvent dans le désert et critiquent le système judiciaire espagnol. Celles des indépendantistes basques et catalans, mais aussi celle de Podemos pour qui “l’État de droit présente d’énormes failles dans un pays qui se dit démocratique”. Le lehendakari PNV Iñigo Urkullu ajoute: “Il convient de mener une réflexion sur la perversion de l’utilisation de la justice qui conditionne la vie politique” dans l’État espagnol(2). Le 19 novembre, le malaise grossit : 126 magistrats sur les 335 qui exercent dans la Communauté autonome basque, soit plus du tiers, soutiennent un mouvement de grève en faveur d’une “justice indépendante”. Cette crise du pouvoir judiciaire se déroule sur fond de crise politique. L’Espagne est toujours ingouvernable. Le morcellement des partis à droite et à gauche, met la majorité aux Cortes entre les mains des formations “périphériques”, catalanes et basques. Le nouveau premier ministre socialiste risque de ne même pas tenter de faire approuver son premier budget. Il est question d’élections législatives anticipées en mai 2019. Le but de cette guérilla policière et judiciaire qui déplace le débat public vers les tribunaux, est de freiner les mouvements sociaux ou politiques qui s’opposent au pouvoir central, de provoquer la mise à l’écart des militants les plus déterminés ou en vue. L’État polarise ses adversaires dans des combats judiciaires sans queue ni tête, il accapare leurs forces, les oblige à mobiliser leurs ressources pour résister aux agressions. Les opposants disposeront d’autant moins de moyens pour mener leurs combats fondamentaux. Grand est le risque de marginalisation.

Ce harcèlement judiciaire a lieu à l’initiative, sur le terrain et au moment choisi par l’appareil d’État, ce ne sont pas forcément ceux que souhaiteraient les mouvements d’opposition. Nous connaissons parfaitement bien ce phénomène en Iparralde, depuis la pluie de procès et la dissolution d’Enbata, en passant par l’interdiction de l’ikastola de Saint-Palais ou le harcèlement préfectoral d’Euskal Herriko Laborantxa Ganbara, ou encore l’acharnement judiciaire contre Jean-Louis Davant. En France, Jean-Luc Mélenchon et son mouvement LFI viennent de découvrir les joies de la “judiciarisation” de la vie politique du pays, avec la mobilisation de plusieurs centaines de policiers pour perquisitionner leurs locaux. Les militants écologistes qui se battent contre le centre d’enfouissement de déchets nucléaires à Bure en font eux aussi la cruelle expérience. En dix-huit mois, une quarantaine d’entre eux ont comparu pour “outrage” aux forces de l’ordre et “rébellion”, “entrave à travaux publics”, “association de malfaiteurs”. Une quinzaine sont déjà interdits de séjour ou assignés à résidence. Plus difficile de militer avec une telle épée de Damoclés sur la tête.

Docilité des magistrats

Le plus étonnant dans tout cela est la docilité des magistrats qui acceptent sans broncher de se prêter à ces parodies de justice, sur fond de combats éminemment politiques. Beaucoup d’entre eux ont l’échine très souple, face au pouvoir en place. Question de gènes ou de formatage, sans doute, plus simplement, souci de carrière… Mais pourquoi s’étonner d’une telle souplesse? Les magistrats espagnols restèrent en place lors de la “transition démocratique”, après la mort de Franco. Un seul juge, Paul Didier, refusa en 1941 de prêter le serment de fidélité au maréchal Pétain. Tous appliquèrent les lois liberticides de la Collaboration puis jouèrent pleinement leur rôle dans l’épuration, dès 1944. “La sorcellerie n’existe que pour ceux qui y croient”, remarque Claude Labat pour la sortie de son dernier livre. Arnaldo Otegi et bien d’autres peuvent ajouter: “La justice n’existe que pour ceux qui y croient”.

 

(1) Voir dans cette même affaire de l’interdiction du quotidien Egunkaria, le témoignage bouleversant de l’intellectuel basque Joan Mari Torrealdai, victime lui aussi de tortures , www.enbata.info/articles/laffaire-egunkaria-les-stigmates-de-la-torture

(2) L’ex-président du parlement autonome basque Juan Mari Atutxa et deux députés furent condamnés par la justice espagnole. Ils avaient refusé en 2003 de dissoudre le groupe parlementaire indépendantiste Sozialista Abertzaleak. La Cour européenne des droits de l’homme désavoua les tribunaux espagnols le 13 juin 2017. www.enbata.info/articles/ la-cour-europeenne-condamne-lespagne

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